COURTE NOUVELLE^^
Voilà un texte [un peu remanié] que j'avais écrit il y a 4 mois, à partir du sujet suivant :
Ecrire un court texte, à la première personne, en se mettant dans la peau d'un humain qui cherche à suivre un groupe d'animaux (chiens, loups, cerfs...) en liberté vers un lieu magique.
Osha soit bénie ! ils se sont arrêtés. Voilà deux semaines que je suis leurs traces. Quand ils ont quitté leur point d’eau estival, il y a de cela une lunaison, personne ne se doutait combien le troupeau nous serait nécessaire, indispensable même. La tribu ne manquait de rien ; les bêtes nous fournissaient en viande et en lait, et les blés, dorés par le soleil, annonçaient une récolte mémorable. Situé dans l’ombre de la montagne la majeure partie de l’après-midi, le village ne souffrait pas excessivement de la chaleur écrasante qui régnait sur la région, et il était quelque peu rafraîchi par le lac qui le bordait. En un mot, nous nous pensions protégés de la colère d’Osha.
Ainsi, quand de la montagne, en qui nous placions notre confiance, s’éleva un ruban de fumée anthracite, nous avons continué à vaquer à nos occupations quotidiennes, tout en tentant de refouler le sentiment de malaise qui grandissait en chacun de nous, en vain. Puis la terre trembla, et nous sentîmes une énergie colossale converger vers le sommet. Nous ne parvenions plus à contenir notre appréhension, et à peine nos regards s’étaient-ils tournés vers le cratère qu’une colonne de feu en jaillit dans une déflagration sourde. Comme hypnotisés pas ce spectacle qui dépassait l’entendement, nous n’osions faire un geste. Ce fut ce qui nous perdit. Quand le nuage sombre de cendres incandescentes s’abattit sur nous, il était trop tard.
Rares furent ceux qui y réchappèrent. Ma mère n’était pas du nombre, ni ma sœur cadette ; j’eus toutefois la chance de conserver mon père et mon frère. Mais les survivants avaient tout perdu : les bêtes avaient succombé aux nuées ardentes ou s’étaient enfuies, champs et maisons avaient été recouverts en quelques instants par la lave, qui s’était ensuite solidifiée. Luttant pour ne pas sombrer dans le chagrin et le désespoir, nous nous sommes alors organisés. Des groupes de quatre partaient à la chasse à tour de rôle, pendant que les autres s’occupaient des blessés et commençaient à reconstruire tant bien que mal. A l’ombre de la montagne. Celle qui nous protégeait depuis tant d’années.
J’étais encore trop jeune pour partir à la chasse, et passais toute la journée à l’écoute des blessés. Mon père et mon frère, eux, appartenaient chacun à un groupe de chasse, qu’ils dirigeaient. L’objectif des chasseurs se résumait pour l’instant à rattraper le troupeau d’éléphants qui avait quitté notre lac peu de temps avant l’éruption. Le groupe de mon père ne revint jamais de sa première expédition. Deux jours plus tard, ce fut au tour de mon frère de partir chasser sans que l’on ait de nouvelles. Ayant presque atteint l’âge d’homme, je fus choisi, avec un garçon du même âge, pour partir à leur recherche autant qu’à la chasse aux éléphants.
Après une lunaison, je doute que ce qui reste de la tribu espère me revoir. Je devais revenir bien avant ce délai, mes les coups du sort se sont succédé ; ma monture s’est effondrée deux jours seulement après mon départ, prise de coliques, et, quand nous décidâmes d’éviter le détour que constituait la route empruntée par les éléphants pour couper par le désert, nous fûmes pris dans une violente tempête de sable qui dura trois jours et trois nuits. Mon acolyte avait disparu, sûrement mort, et le troupeau me distançait désormais de dix jours ; il m’a fallu tout ce temps pour le rattraper.
Je peux distinguer chaque silhouette. Les mâles, plus imposants, sont postés à l’avant du groupe, sur la crête de la colline. Ils regardent au loin, me tournant le dos. Les femelles et leurs petits, plus à l’écart, paissent paisiblement, arrachant ici et là des touffes d’herbe. Pas de solitaires en vue. Il faudra attendre. Encore attendre. Après tout, je ne suis plus à une heure près. Repensant aux membres de la tribu amaigris et affamés, peut-être que si, le temps m'est compté. Mais les voilà qui se remettent en marche. Au pas. Je m’avance discrètement ; les arbres sont rares, et je vais devoir traverser une grande étendue herbeuse. A découvert. Je ne sais si ma furtivité s’est accrue au fil de mon voyage, mais ils ne me remarquent pas. Incontestablement, quelque chose les intrigue ou les captive, par-delà la colline. Ils forment désormais une ligne, une longue rangée de pachydermes immobiles, captivés par ce qu’ils contemplent. Je m’approche. D’après les observations de ces dernières heures, le troupeau semble solidaire, la plupart des mâles sont jeunes, et les plus âgés se situent au milieu de la ligne. Il faudra ruser pour en éloigner un du groupe. En outre, un éléphant blessé s’avère le pire des adversaires.
Un mâle fait un mouvement brusque ; je m’arrête, paralysé, osant à peine respirer. Sa trompe chasse une mouche de son flanc, puis il redevient immobile. Que regardent-ils donc ? La prudence est de mise ; des nomades ont très bien pu s’installer de l’autre côté. Solution plus envisageable, il y a au loin un point d’eau, où se rafraîchissent déjà des buffles ou des antilopes, et le troupeau attend son tour pour aller y boire. Oui, il s’agit certainement de cela. Néanmoins, je préfère m’éloigner des pachydermes quelques instants pour observer le paysage caché par les hautes herbes. C’est alors qu’ils se mettent en marche. Oh, pas tous pour l’instant, uniquement ceux au milieu de la rangée. Où vont-ils ? Circonspect, je m’approche de la crête et jette enfin un œil dans leur direction. Et je contemple, abasourdi.
Au-delà de la colline s’étend une plaine sablonneuse, où l’herbe ne pousse pas, et des dunes commencent à apparaître à une journée de marche tout au plus. A l’ouest, un cours d’eau descend des montagnes, et sur la rive opposée s’étale un océan d’herbe. Mais ce qui retient mon attention – et celle des éléphants, à l’évidence – est d’une tout autre nature. Au milieu de la plaine désertique se dresse une porte en pierre gigantesque ; des murs, maintenant en ruines, délimitaient autrefois un terrain immense. A l’intérieur de l’édifice ont été sculptées plusieurs milliers de statues étranges, imposantes, constituées de longs pics de pierre blanche. Plus près, je devrais pouvoir comprendre cet art, je le sens. Les éléphants, eux, demeurent sur la colline. Du moins, ceux qui n’avaient pas bougé. Les autres se dirigent vers le monument en une longue colonne, lents et imperturbables. Le moment est venu. Si je parviens à semer le trouble dans la file, chacun fuira de son côté, et j’aurai une chance de l’emporter. Après tant de souffrances, Osha semble enfin se rallier à notre cause.
Les hautes herbes poussant sur le flanc de la colline dissimulent ma descente. Dans la plaine, les pachydermes ne me craindront pas… en tout cas faut-il l’espérer. Petit à petit, la procession se rapproche de la porte monumentale. Je dois faire vite, sinon ils l’auront atteinte avant que je n’aie pu les mettre en fuite. Et, cependant, ce spectacle me trouble. Cette procession d’éléphants, cet édifice en ruines… c’est comme si quelque chose de grand, d’immense, me dépassait, comme si je n’étais que le témoin d’un rituel trop considérable pour un être comme moi. Je frissonne. Je n’ai éprouvé qu’une fois cette sensation auparavant, au moment de l’éruption. Je me secoue. Je ne dois plus y penser. Trouver de la viande, voilà la seule chose qui importe. Je me mets à courir pour rejoindre les éléphants, qui sont maintenant presque arrivés à l’entrée du monument. Trop tard. Quand j’arrive, les premiers en sont trop proches pour risquer un assaut.
Subitement, commandé par quelque instinct primitif, je franchis le seuil du bâtiment. Une impulsion aussi soudaine que troublante, singulière et irréfléchie, comme si une magie ancienne et puissante me dirigeait. Puis, quand je me rends compte de ce qui se trouve autour de moi, une émotion immense, démesurée, me submerge, la tête me tourne, une vérité s’impose à moi. Les charpentes de milliers d’éléphants reposent dans ce lieu hors du temps, seuls restes du passé. Une civilisation depuis longtemps éteinte, qui avait honoré les pachydermes en leur construisant des endroits où reposer pour l’éternité. Ce peuple avait disparu, mais les éléphants avaient perpétué la tradition. Je ne connais de terme pour qualifier ce lieu. Cette civilisation procédait-elle de la même manière pour eux-mêmes ? Avait-elle bâti d’autres édifices pour honorer leurs morts ? Je me promets d’y réfléchir. Plus tard. La procession d’éléphants est entrée, chacun se couche à l’écart, pour commencer son dernier voyage. Je souris. Ils ne mourront pas avant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Plutôt que d’aller chasser toujours plus loin, pourquoi ne pas nous installer ici, sur les bords de la rivière ? Nous ne manquerons de rien, et la montagne ne nous troublera plus.
Nous honorerons les éléphants.
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